Selon Gaëtan de Lavilleon, docteur en neurosciences et co-fondateur de Cog’X, une agence de conseil en innovation par les sciences cognitives, il faut comprendre le cerveau pour penser le travail de demain.
Gaëtan de Lavilleon, depuis quand utilise-t-on les neurosciences dans les environnements de travail ?
Gaëtan de Lavilleon : C’est très récent et dû au fait de la digitalisation. Les données deviennent enfin assez fines pour expliquer l’impact du digital sur notre cerveau. Les entreprises commencent à se poser des questions sur les phénomènes de « burn out » ou « brown out », le droit à la déconnexion… L’objectif est d’apporter des clefs de lecture pour améliorer les méthodes et environnements de travail. Notre mission est d’allier bien-être et efficacité : contrôler notre concentration et fatigue, se sentir mieux. Faire fonctionner notre cerveau de manière strictement utile, sans aucune perte d’énergie.
Comment étudie-t-on les réponses de notre cerveau au travail ?
Gaëtan de Lavilleon : Nous développons des expérimentations : mesures, questionnaires, échelles d’évaluation, observations, études sur le sommeil… Deux exemples : une étude, pour un département innovation, sur les effets de nouveaux éclairages sur la vigilance des collaborateurs. Et avec un opérateur téléphonique, des questions de prévention des risques psycho-sociaux pour les départements RH et QVT.
Notre cerveau se comporte-t-il de la même manière au travail et dans notre vie personnelle ?
Gaëtan de Lavilleon : Il se comporte exactement de la même manière. La différence est dans l’environnement dans lequel il évolue. En famille, notre cerveau va plus facilement se concentrer sur l’instant présent. Alors qu’en entreprise lorsque je suis en réunion avec 10 personnes, un powerpoint, un PC portable avec mes mails… les sollicitations de mon cerveau et les éléments de stress sont beaucoup plus présents et ma capacité de concentration forcément réduite.
Est-ce cela qui pousse les entreprises à avoir un environnement de travail qui ressemble à une maison et non plus à un bureau ?
Gaëtan de Lavilleon : Soyons réalistes, il y a sans doute d’abord un effet de mode issu des start-up de la Silicon Valley… Cependant, c’est vrai que les questions du bien-être au travail grâce à l’environnement de travail sont essentielles. Cela ne doit pas nous empêcher de nous poser aussi les bonnes questions. Travailler dans une entreprise qui propose des meubles design scandinaves, des espaces détente avec baby-foot… mais avec une culture de l’urgence permanente est complétement contradictoire et au final contre-performant.
La nature du travail change depuis quelques années. Est-ce qu’il y a un impact sur notre cerveau ?
Gaëtan de Lavilleon : Après la révolution industrielle, nous avons vécu une véritable révolution informationnelle. Aujourd’hui, le travail consiste de plus en plus à exclusivement capter, traiter et transmettre des informations. Les conséquences : notre cerveau est mobilisé non pas plus qu’avant mais différemment. Ce qui va engendrer une plus grande fatigue, des difficultés de concentration et même jouer sur nos émotions. Nous serons moins productifs, allons faire plus d’erreurs et même prendre des décisions plus impulsives à la fin de la journée… Impossible aujourd’hui d’être créatif avec des sollicitations si récurrentes et qui sont en plus vécues comme un stress.
Notre cerveau n’est-il pas capable de s’adapter à ce nouveau rythme ?
Gaëtan de Lavilleon : Les évolutions s’enchainent de plus en plus vite avec des cycles courts. Nous vivons en quelques années ce que nous vivions avant en plusieurs générations. Il y a un risque de torsion entre notre cerveau, qui a mis plusieurs millions d’années à devenir ce qu’il est, et un environnement qui évolue de plus en plus vite.
Quel rôle joue le design et l’ergonomie sur notre cerveau ?
Gaëtan de Lavilleon : L’importance de l’UX et du design est bien de produire des interfaces qui sont adaptées au fonctionnement de notre cerveau. Ces interfaces ne doivent pas envoyer trop d’infos simultanément à notre cerveau et focaliser l’attention sur les bonnes informations.
En quoi le digital, l’IA et la robotique peuvent-ils soulager les collaborateurs ?
Gaëtan de Lavilleon : La technologie peut réaliser des taches complexes et/ou répétitives. Moins surchargé, le collaborateur pourra se concentrer là où il a une plus forte valeur ajoutée. Mais comment décharger le collaborateur de certaines tâches sans que celui-ci ait un sentiment de perte de sens ? Une transition, synonyme de montée en compétences, dans le temps et la douceur doit être mise en place.
À l’inverse, n’est-il pas dangereux de trop décharger le cerveau humain ?
Gaëtan de Lavilleon : Il y a effectivement des risques de sous-charge cognitive. Ce risque est déjà connu aujourd’hui avec des métiers comme gardien de musée. C’est donc là aussi le rôle des entreprises : comment créer des environnements de travail stimulants ? La quête étant l’équilibre cognitif qui permet une capacité optimale pour traiter les informations.
Les canaux de communication se multiplient dans les entre- prises, est-ce un bien ?
Gaëtan de Lavilleon : Le problème n’a jamais été la quantité d’outils mais bien l’usage que l’on en fait. Typiquement un chatbot qui décharge des mails est une très bonne idée, à condition de clairement définir les usages et d’en informer les collaborateurs. Chaque outil doit avoir un usage bien précis.
La formation est donc un grand enjeu de la transition technologique ?
Gaëtan de Lavilleon : Tout à fait, surtout qu’apprendre n’est pas anodin. Assurer une transformation digitale complète dans une entreprise équivaut à remettre tous ses collaborateurs sur les bancs de l’école. Il est capital d’organiser ce temps d’apprentissage, de prévoir des espaces dédies et des environnements adaptés… Attention cependant, la plupart des formations digitalisées sont trop passives… Le présentiel reste déterminant. Il fait appel aux fonctions sociales de notre cerveau qui vont nous permettre de nous engager. L’interaction humaine est primordiale. Humaine car une interaction digitale type chat bot est incapable d’intégrer : le non verbal, les intentions, les émotions… Seule l’interaction humaine permet d’avoir de bons feedbacks en direct. Ils sont essentiels pour casser notre illusion de maîtrise. Cette tendance naturelle à surévaluer nos propres connaissances. Par exemple, je suis persuadé de connaître le logo d’Apple et pourtant si on me demande de le dessiner, il y a de très fortes chances que je fasse plusieurs erreurs. Faites le test ! Dans l’apprentissage, le premier postulat est de connaitre les limites de ses connaissances pour y concentrer ses efforts.